Compte-rendu de l’ouvrage « Antifascisme radical ? Sur la nature industrielle du fascisme »

Partant d’une des définitions du fascisme présente dans le livre « Qu’est-ce que le fascisme ? Un phénomène social d’hier et d’aujourd’hui » (1) qui considère le fascisme comme « un mode de contrôle politique autoritaire et totalitaire qui émerge dans les sociétés industrielles capitalistes en réponse à une crise économique » (2), l’auteur veut aller plus loin.

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1. Présentation de l’auteur

L’auteur, Sebastián Cortés, est un syndicaliste révolutionnaire membre de la CNT qui a participé à la traduction d’ouvrages comme « 68 » de Pablo Ignacio Taibo, « Petite histoire de la conquête des Amériques » de Hans Koning ou encore « Angry brigade, contre-culture et lutte explosive en Angleterre » de Servando Rocha. Actif dans le milieu du livre, il développe une critique des technologies, de l’intrusion numérique dans nos sociétés contemporaines du fait qu’il entraine une accélération de l’information (et de la vie tout court) et donc le manque de recul pour la réfléchir. Cette idée est un des moteurs de cet ouvrage.

2. Compte rendu de l’ouvrage

Partant d’une des définitions du fascisme présente dans le livre « Qu’est-ce que le fascisme ? Un phénomène social d’hier et d’aujourd’hui » (1) qui considère le fascisme comme « un mode de contrôle politique autoritaire et totalitaire qui émerge dans les sociétés industrielles capitalistes en réponse à une crise économique » (2), l’auteur veut aller plus loin. Son but est de montrer que c’est au cœur même de la spécificité industrielle capitaliste que repose le fascisme. Il s’agit d’un pas supplémentaire de l’idée selon laquelle les conditions socio-économiques générées par le capitalisme sont le terreau du fascisme (cette idée, reliant fascisme et capitalisme, est une évidence pour nombre d’auteur.ice.s). En effet, l’auteur développe l’idée que la structure du fascisme se trouve en germe dans notre mode d’existence de vie industrialisée.

Citons un exemple : Gunther Anders (3) a étudié la société industrielle et il remarque qu’en son sein l’individu est noyé dans la masse. L’individu s’y voit assigné une tâche décidée par d’autres, sur laquelle il n’a aucun pouvoir et dont il ne peut juger de la finalité. L’individu séparé des causes et des finalités de son travail n’est donc qu’un simple rouage juste apte à satisfaire mécaniquement des pseudo-besoins socio-économique en consommant ce que lui ou d’autres passent leur vie à produire (et en enrichissant des actionnaires au passage).
Cette massification et cette séparation, on les retrouve également dans le fascisme.

La standardisation et la conformité de l’individu productif est un des moteurs du fascisme : il faut que l’individu n’ait aucune prise sur lui-même ni sur le monde qui l’entoure. Anders ici construit sa pensée sur base de celle d’Hannah Arendt. Pour elle, la massification, condition nécessaire au totalitarisme fasciste, repose sur l’expérience moderne de désolation. Celle-ci est pensée comme une expérience d’un déracinement où on a plus place dans le monde, c’est-à-dire une expérience de séparation (4).

Marx a été un des premiers a avoir mis en vue cette séparation entre l’individu et son activité dans l’économie capitaliste, c’est ce qu’il nomme l’aliénation. Chez Arendt, dans la sphère de la société, cela correspond au concept de désolation. Fascisme et industrialisme reposent donc sur une même idée : celle de la séparation. Dès lors, on peut dépasser l’argument selon lequel c’est les conditions matérielles du capitalisme industriel qui alimentent le fascisme. Peu importe, pour l’auteur, que les conditions matérielles de tout un chacun soient remplies, le fascisme sera toujours présent, en puissance ou en acte, du fait de cette séparation. C’est pourquoi il défend la thèse qu’on ne peut réellement faire de l’antifascisme sans remettre en cause cette aliénation/désolation qui est au cœur même de la modernité technologique et industrielle capitaliste.

L’auteur va défendre une seconde thèse : la nécessité que l’antifascisme se déploie à nouveau sur le terrain de la morale. Constatant que ce terrain est délaissé car il est devenu synonyme de réaction, d’ordre social, il pense que c’est une erreur. Il défend l’idée que la morale n’a pas avoir ni avec les réactionnaires ni avec des attitudes moralisantes mais qu’il s’agit d’un trait typiquement humain basé sur un pacte social implicite émanant de chacun d’entre-nous et en destination de soi-même afin de vivre de la meilleure façon possible avec les autres. La morale est donc une manière interindividuelle de vivre ensemble. Pourtant, très vite l’auteur met en garde qu’elle ne se transforme en loi ou en règle imposée. Alors elle ne devient plus un outil d’émancipation mais bien de soumission. C’est la raison pour laquelle il pense qu’il y a une telle confusion sur le concept de “la morale” parmi les révolutionnaires, confusion qu’il faut dépasser : « De fait, toute morale n’est pas contrainte et n’est pas à rejeter. Par exemple, contre la morale libérale qui veut que « ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui », morale purement individualiste, une morale communiste libertaire à mettre en pratique serait : « Ma liberté commence avec celle d’autrui. » (5). Il faut donc se réapproprier la morale en ce qu’elle permet de ne pas accepter tout et n’importe quoi (ici, sous-entendu, le numérique), elle est donc une condition nécessaire à un véritable combat antifasciste.

Dernière thèse défendue : la nécessite de se battre contre l’idéologie numérique. Il part de la structure de la société industrielle capitaliste et il défend l’idée qu’elle porte en soi des discours, des messages et qu’elle dit quelque chose en elle-même. La création de marchandise, l’industrie du média ou de l’internet sont présentées très souvent comme des messages techniques. Comme si le média était “neutre en soi”. Autrement dit le développement numérique est rarement critiqué en tant que tel, ce qui l’est c’est la manière et les raisons de l’utiliser. Pour l’auteur, c’est une erreur. Non, le média n’est pas “neutre en soi”, l’auteur défend l’idée qu’il y a une convergence entre deux plans, l’un matériel (l’industrie) et l’autre idéologique. Il montre cela à partir, par exemple, des liens entre les industriels et le nazisme (également dans la logique industrielle des camps concentrationnaires et de la solution finale) ou encore, plus récent, les NTIC* (mass médias, industrie numérique, internet…) qui sont des composantes essentielles de cette production industrielle. L’idéologie numérique repose sur les logiques industrielles, elle est un outil de massification, et dès lors elle fait partie du problème et non de la solution. Il développe cette idée en prenanx plusieurs exempls dont celui du Front National concernant les NTIC.

Revenons un instant à l’idée arendtienne de désolation, citant le livre « L’obsolescence de l’Homme » de Günther Anders, l’auteur montre l’autre envers de la massification. Il faut le penser comme l’autre face d’une même pièce : à côté de la massification de l’individu, il y a la réduction de l’individu en tant qu’individu : «Diriger les masses dans le style d’Hitler est désormais inutile ; si l’on veut dépersonnaliser l’homme (et même faire en sorte qu’il soit fier de ne plus avoir de personnalité), on n’a plus besoin de le noyer dans les flots des masses. L’effacement, l’abaissement de l’homme en tant qu’homme réussissent d’autant mieux qu’ils continuent de garantir en apparence la liberté de la personne et les droits de l’individu. Chacun subit séparément les effets du conditioning (conditionnement), qui fonctionne tout aussi bien dans les cages où sont désormais confinés les individus, malgré leur solitude, malgré leurs millions de solitudes. Puisque ce traitement se fait passer pour fun ; puisqu’il dissimule à sa victime le sacrifice qu’il exige d’elle ; puisqu’il laisse l’illusion d’une vie privée, ou tout au moins d’un espace privé, il agit avec une totale discrétion. » (6). On voit donc qu’il s’agit là d’un individu mutilé, réduit, pourtant c’est cette forme d’individualité qui est massifiée (7).

La critique technologique est donc nécessaire car le jugement moral doit avoir lieu avant que la technologie s’applique, et pas une fois qu’elle est bien installée dans la société – d’une part parce qu’alors on est complètement enfermés dedans, on ne peut pas prendre de recul pour l’analyser, l’évaluer, la critiquer. On pourrait résumer la pensée de l’auteur concernant la technologie à ce passage de Simone Veil : « Avec les bagnes industriels que constituent les grandes usines, on ne peut fabriquer que des esclaves, et non pas des travailleurs libres, encore moins des travailleurs qui constitueraient une classe dominante. Avec des canons, des avions, des bombes, on peut répandre la mort, la terreur, l’oppression, mais non pas la vie et la liberté. Avec les masques à gaz, les abris, les alertes, on peut forger de misérables troupeaux d’êtres affolés prêts à céder aux terreurs les plus insensées et à accueillir avec reconnaissance les plus humiliantes tyrannies, mais non pas des citoyens. Avec la grande presse et la TSF (ancêtre de la radiodiffusion), on peut faire avaler par tout un peuple, en même temps que le petit déjeuner ou le repas du soir, des opinions toutes faites et par là même absurdes, car même des vues raisonnables se déforment et deviennent fausses dans l’esprit qui les reçoit sans réflexion ; mais on ne peut avec ces choses susciter même un éclair de pensée. » (8).

En conclusion, c’est à partir de ces trois thèses que l’auteur pense qu’il est possible de développer un antifascisme radical, c’est-à-dire de développer une critique qui porte jusqu’à la racine du problème. Il ne s’agit plus d’empêcher que le problème du fascisme se pose mais bien de l’éradiquer à sa source pour qu’il n’ait plus jamais la possibilité matérielle et idéologique d’exister. Cette question de la base matérielle du fascisme serait l’impensé de l’antifascisme actuel et c’est sur cette question que se penche l’ouvrage.

Citons ces derniers mots de l’auteur pour vous inviter à lire ce livre : « L’équation est simple : le fascisme vient de l’industrialisme, tout comme la consommation nait de la production. N’agir que sur le fascisme sans s’attaquer à sa racine, c’est comme se livrer à la consommation « équitable » ou à la redistribution des richesses sans s’inquiéter des conditions de production ; c’est oublier que ce qui existe en aval nait en amont. Et c’est bien en amont qu’il faut attaquer le germe du fascisme. » (9)

(1) : Larry Portis, « Qu’est-ce que le fascisme ? Un phénomène social d’hier et d’aujourd’hui », Éditions Alternative Libertaire, Paris, 2011.
(2) : Sebastián Cortés, « Antifascisme radical ? Sur la nature industrielle du fascisme », Éditions Alternative libertaire, Paris, 2015, p.12
(3) : Bien que critiquable sur bien des aspects, la pensée de Anders doit être reconnue pour être parmi les premières à dénoncer la technologie et de lier celle-ci avec la modernité. Concernant le nazisme, dont il fut contemporain et victime du fait de sa judéité, Anders voit là le produit d’une modernité marquée d’une part par le décalage entre ce que l’humain est capable de faire et ce qu’il est capable de penser, et de l’autre par la division du travail qui, poussée à l’extrême, tend à transformer les humains et le monde lui-même en machine. Cet auteur, bien que trop méconnu, reste pourtant incontournable concernant la critique de la technologie, du nucléaire et de la division du travail.
(4) : Cette thèse est développée dans l’ouvrage « Les origines du totalitarisme. Vol 1 : Sur l’antisémitisme », Paris, Calmann-Lévy, 1973.
(5) : Sebastián Cortés, Op. Cit., p.15
(6) : Günther Anders, « L’Obsolescence de l’homme, sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle » (1956), tome 1, L’encyclopédie des nuisances – Ivréa, Paris, 2002, p. 122
(7) : Pasolini dans « Contre la télévision et autres textes sur la politique et la société » porte une critique similaire de la télévision comme outil de mutilation et de massification entraînant un nouveau fascisme.
(8) : Simone Veil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Gallimard, Paris, 1998, P. 142-143
(9) : Sebastián Cortés, Op. Cit., p.17

*NTIC (Nouvelles technologies d’information et de communication)

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